Ali Abbasi nous avait déjà épatés avec Border et Les Nuits de Mashhad, ses deux premiers longs métrages : un curieux film fantastique en Scandinavie et un thriller criminel sur la traque d’un serial killer dans un quartier conservateur de Téhéran. Jamais deux sans trois : avec The Apprentice, projeté lundi 20 mai en compétition sur la Croisette, le réalisateur irano-danois redouble de force en épinglant Donald Trump dans une passionnante chronique, à la fois glaçante et hilarante, de l’ascension sociale de l’ex-président américain. Tournée pour un peu moins de 20 millions de dollars sans l’appui d’aucun grand studio, cette satire des mœurs médiatiques et politiques de la vie américaine surprend agréablement pour une raison cruciale : le roi de l’immobilier parvenu au sommet de la Maison Blanche en 2016 n’est pas dépeint bêtement comme un Lucifer au derme orange et aux cheveux jaunis.

Clin d’œil à l’émission de télé-réalité présentée par Trump entre 2004 et 2017 sur NBC, The Apprentice décrit le trajet psychologique d’un homme qui prend goût au pouvoir, bien plus qu’animé par une nature malfaisante. On apprécie la démarche, plus fine que ne le laisserait supposer un portrait au vitriol de l’intéressé. « Mon film n’est pas tant un biopic sur Donald Trump que la description d’un système politique, un système de pouvoir qui a permis son ascension », explique au Point, à Cannes, juste après sa conférence de presse, Ali Abbasi, flanqué du fringant Sebastian Stan.

« Les médias l’ont traité comme un génie venu d’un autre monde à l’époque et ils sont aussi responsables de son succès », poursuit-il. « Maintenant, tout le monde dit qu’il est une menace pour la démocratie mais lors de ses années comme businessman, il était partout sur les écrans. Sans Donald Trump, CNN aurait fermé depuis longtemps ! »

Formidables Sebastian Stan et Jeremy Strong

S’appuyant sur plusieurs sources, dont la sulfureuse bio non autorisée Lost Tycoon : The Many Lives of Donald J. Trump du journaliste Harry Hurt III (Weidenfeld & Nicolson), publiée en 1993, le scénario est par ailleurs cosigné d’un autre reporter : Gabriel Sherman, spécialiste des droites américaines et auteur en 2014 d’un ouvrage sur le fondateur de Fox News, Roger Ailes. Le récit débute à l’aube des années 1970, en pleine débâcle post-Watergate de la présidence Nixon. Dans une New York devenue un quasi-dépotoir coupe-gorge et criblée de dettes, Donald n’est alors qu’un jeune coq un peu gauche, fils de l’écrasant magnat de l’immobilier Frederick Trump.

Au quotidien, il gravit les échelons depuis le bas de l’échelle en collectant lui-même les loyers impayés de pauvres âmes entassées dans les clapiers cheap bâtis par son impitoyable père. Obsédé de réussite mais naïf et encore animé d’un peu d’humanité, Trump Jr fait une rencontre décisive dans un club privé de Manhattan : celle de Roy Cohn, brillant avocat ultra-réac aux connexions mafieuses, qui le prend sous son aile et lui inculque les saints commandements pour rejoindre l’Olympe des puissants.

À LIRE AUSSI Roy Cohn, l’avocat totalRespectivement incarnés par l’Américano-Roumain Sebastian Stan (popularisé dans les Avengers chez Marvel) et l’immense Jeremy Strong (Succession), Trump et Cohn forment la colonne vertébrale narrative de The Apprentice : à travers un jubilatoire kaléidoscope d’archives et une B.O ad hoc couvrant les décennies 70/80, le film déroule une classique mais hyper efficace intrigue de Dr Frankenstein créant un monstre qui le dépasse. Tandis que la maladie rattrape bientôt Cohn dans un New York des eighties hanté aussi par le sida, son disciple Trump, telle une boule de neige, emporte tout sur son passage et bâtit un empire en écrasant l’adversité. Ce n’est pas une surprise : applaudie sans réserve à Cannes, la tragi-comédie d’Ali Abbasi a déclenché l’ire absolue du camp Trump.

Un film attaqué de toute part

L’offensive a récemment débuté avec Steven Cheung, porte-parole de la campagne de l’actuel candidat à un second mandat à la Maison Blanche, qui a publié un communiqué juste avant la projection cannoise : « Nous allons intenter une action en justice pour répondre aux affirmations manifestement fausses. Ce tas d’ordure est de la pure fiction qui joue sur des mensonges depuis longtemps démystifiés. Comme pour les procès illégaux de Biden, il s’agit d’une ingérence électorale de la part des élites hollywoodiennes, qui savent que le président Trump reprendra la Maison Blanche et battra le candidat de son choix parce que rien de ce qu’ils ont fait n’a fonctionné. […] C’est de la pure diffamation malveillante ».

Steven Cheung n’a pas vu The Apprentice, pas plus que Donald Trump, mais il a pu en revanche s’appuyer sur les informations ayant filtré dans la presse ou via ses propres antennes lors des deux projections du 20 mai. Le clan de l’ancien président, aujourd’hui candidat à sa réélection, applique ainsi à la lettre l’un des préceptes transmis par Roy Cohn au jeune Trump dans le film : quoi qu’il arrive, toujours dégainer le premier et sans cesse menacer (« Attaquer, attaquer, attaquer ! »). Plus gênant pour Ali Abassi : la charge de l’un des propres producteurs de The Apprentice, Dan Snyder, via sa société Kinematics. Soutien de campagne de Donald Trump en 2016 et 2020, Snyder aurait accepté, selon le magazine Variety, d’abonder l’enveloppe du film, sur la foi d’un script promettant un portrait positif du leader républicain. Toujours selon Variety, les avocats de Dan Snyder, qui s’estime donc floué, auraient débuté eux aussi une procédure pour empêcher la sortie du brûlot cannois.

Les avocats de Trump tirent des conclusions hâtives sur un film qu’ils n’ont pas vu. Je suis prêt à les rencontrer et le leur montrerAli Abbasi

Au cœur de la colère des clans Trump et Snyder : plusieurs détails peu flatteurs dépeignant Donald le terrible comme un consommateur d’amphétamines complexé par sa calvitie, sa ceinture abdominale et ses troubles de l’érection. Mais surtout, la fureur du milliardaire vise une scène de viol conjugal d’Ivana Trump par son mari. Un épisode décrit dans Lost Tycoon : The Many Lives of Donald J. Trump, dont l’auteur se basait alors sur une déposition sous serment d’Ivana lors de sa procédure de divorce contre Donald. L’ex-Mme Trump, décédée en 2022, était depuis revenue sur ses déclarations mais Ali Abbasi n’est pas inquiet pour autant.

À LIRE AUSSI Trump, cet enfant de la télé« Je reste serein : je serais très étonné qu’ils parviennent à bloquer notre sortie, surtout dans un pays comme l’Amérique où existe vraiment une totale liberté d’expression », tempère le réalisateur « Ces faits sont documentés : Ivana Trump les a détaillés sous serment durant sa déposition, tout a été écrit et publié, même si elle a changé de version et prétendu que rien n’était arrivé, comme par hasard au moment où son ex-mari devenait président des États-Unis. Les avocats de Trump tirent des conclusions hâtives sur un film qu’ils n’ont pas vu. Je suis prêt à les rencontrer et le leur montrer quand ils le veulent. Je pense pour ma part qu’on a fait une oeuvre juste, sur un homme qui a fait évoluer son discours en sachant décoder ce que les gens voulaient entendre. »

La présidentielle du 5 novembre en ligne de mire

Sur presque deux heures, The Apprentice présente aussi Donald Trump, parallèlement à son abandon au côté obscur, comme un authentique visionnaire qui a su comprendre avant tout le monde qu’au bout du tunnel, New York verrait la lumière et qu’un immense marché immobilier de béton et d’or lui tendait les bras. Sebastian Stan, qui a gagné près de 7 kg pour le rôle en abusant notamment de sodas jusqu’à la lie, mériterait en tout cas un prix d’interprétation pour la subtilité de sa composition, jamais caricaturale ni dans l’imitation balourde. Un signe du juste équilibre trouvé par l’excellente direction d’acteurs du réalisateur.

À LIRE AUSSI Procès de Trump : le témoignage explosif de Stormy DanielsThe Apprentice peut-il réellement causer du tort à la campagne présidentielle de Donald Trump (toujours accusé d’avoir payé l’ex-actrice de porno Stormy Daniels en échange de son silence durant la campagne présidentielle de 2016) ? Les menaces de l’entourage du prétendant républicain au poste suprême ont-elles la moindre chance d’être mises à exécution ? Rendez-vous en septembre pour la suite du bras de fer entre les producteurs de The Apprentice et la garde rapprochée de son redoutable anti-héros, symbole à lui seul de la face la plus effrayante du rêve américain.