Yakushima est une île classée au patrimoine naturel de l’Unesco, dont la forêt de mousse a inspiré les paysages de Princesse Mononoké de Miyazaki. Mais Cédric Sueur et son équipe ne sont pas venus dans ce paradis de sable blanc et de cèdres millénaires pour faire du cinétourisme. « Nous sommes venus voir le fameux comportement de rodéo des singes sur les cerfs sika. En effet, à plusieurs endroits du Japon, des singes sont observés montant des cerfs tels des cow-boys. Les singes toilettent les cerfs et ingèrent, tiques, puces, ou poux, importantes sources de protéines. Et à un moment, dans cette histoire, le singe a monté le cheval. »

Comment cette tradition s’est-elle propagée ? Pourquoi le singe a-t-il monté le cerf ? Ce singe était-il un individu spécial au sein du groupe ? Un innovateur comparable à un Bob Dylan ou un Bill Gates chez les humains ? Ces questions demeurent des énigmes fascinantes pour Cédric Sueur, qui relate dans Les Péripéties d’un primatologue (Odile Jacob, 2024), ses aventures de chercheur, riches, éclairantes, audacieuses, dans un style simple, concret et drôle.

Les animaux mettent en place des votes

Cédric Sueur est enseignant-chercheur en éthologie et primatologie à l’université de Strasbourg. Ses recherches portent sur les dessins des grands singes, les déplacements collectifs des babouins, les réseaux sociaux des macaques ou des vervets. Il a notamment montré que les saisons ont une influence sur la couleur des dessins réalisés par Molly, orang-outan femelle du zoo de Tama au Japon qui a réalisé plus de mille trois cents dessins en dix ans. Elle préfère utiliser le vert en été et en hiver, le rose au printemps et en automne.

Chez les babouins chacma d’Afrique du Sud, ses études mettent en évidence que les mâles dominants ne sont pas toujours les leaders. Chez les macaques, dont il observe plusieurs espèces, au Japon et en Afrique du Sud, il montre, combinant recherche de terrain et modèle computationnel, que le leadership est moins influencé par le statut de dominance des mâles que par leurs besoins nutritionnels.

L’évolution a conduit à la démocratie animale bien avant l’arrivée de l’humain sur Terre.

Quand bien même un seul individu initie 90 % des déplacements, les décisions ne leur sont pas imposées, mais proposées. Un leader ne peut être un dictateur. Trop opprimés, les animaux se révoltent lorsqu’ils n’ont plus accès à la nourriture. « Dans un tel cas, explique le chercheur, le dictateur perd son groupe, est éjecté de sa position, ou meurt. Il a donc tout intérêt à trouver un équilibre. L’évolution a conduit à la démocratie animale bien avant l’arrivée de l’humain sur terre. » Beaucoup d’animaux, des gorilles aux bisons, mettent en place des processus de négociation et de vote qui se manifestent par des vocalisations ou des comportements de « notification », comme se lever, avancer d’un mètre et se retourner.

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« Celui qui fuit est le dominé »

L’auteur revient dans ce livre sur ces travaux, tout en dévoilant les coulisses de la recherche, les conditions de travail parfois difficiles, les lourdeurs administratives et la compétition scientifique entourant l’étude des primates, ou encore l’avenir de la discipline. Il faut une grande passion et une patience à toute épreuve pour étudier des singes parfois trop malins pour les dispositifs expérimentaux ou qui ont pris en grippe le chercheur pour une raison inconnue.

Face à un primate en colère, Cédric Sueur recommande de ne surtout pas fuir. « Fuir devant des macaques, c’est se faire rattraper et mordre. Plus encore, c’est ne plus jamais pouvoir entrer dans le parc, car celui qui fuit est le dominé. » Au contraire, il est essentiel de calmer l’animal en utilisant des signaux de communication propres à son espèce. Par exemple, chez les macaques, des claquements de lèvres similaires à des bisous peuvent être efficaces pour apaiser la tension. « Chez les macaques rhésus, en revanche, la réconciliation n’est pas possible. C’est un peu comme si vous étiez Zelensky, le président ukrainien, se retrouvant face à Poutine, le président russe. »

Être primatologue est un métier d’aventure, où le scientifique doit faire face à la transformation des lieux de conservation et de recherches en parc d’attractions touristiques, ainsi qu’à la « gestion colonialiste de la nature ». L’auteur évoque un exemple poignant de cette réalité. « En 2018, je roule sur les pistes des parcs nationaux du Malawi, observant babouins et vervets. Ces routes sont couvertes du sang de trois cents habitants qui ne voulaient pas quitter le village. Les rangers les ont tués et ont violé plus de deux cents femmes. » Ce drame met en lumière les défis complexes auxquels sont confrontés les primatologues dans leur travail sur le terrain.

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Si Jane Goodall avait grandi à notre époque…

Imprégné par ses années d’aventures, l’auteur exprime ses préoccupations concernant la frilosité des universités. « Envoyer un étudiant en master faire un stage à l’étranger devient aussi difficile que la quête d’Astérix pour trouver le laissez-passer A38. Si Jane Goodall ou Dian Fossey avaient grandi à notre époque, la direction des ressources humaines les aurait empêchées de partir sur le terrain. »

Dans le dernier chapitre, intitulé « Je suis une légende », l’auteur pose un regard sombre sur son héritage en tant que scientifique. « J’ai voulu faire des recherches sur les primates pour montrer nos similitudes et l’importance de leur sauvegarde, mais ces recherches elles-mêmes mettent en danger l’environnement dans lequel ils vivent. » Il s’imagine alors dans un futur hypothétique où il n’est plus primatologue, car il n’y a tout simplement plus de singes à étudier, à l’exception de la Chine, seul pays à maintenir des primates dans leur milieu sauvage, mais où les scientifiques étrangers sont exclus des recherches. Espérons que sa vision pessimiste ne se concrétise pas.

Les Péripéties d’un primatologue, par Cédric Sueur, Odile Jacob, 22,90 euros.